Comté de Fairfax, Virginie.

Dans l’air immobile et étouffant de ce matin de Virginie, Austin fit glisser la barque sur la rampe, serra ses doigts épais autour des rames en fibre de carbone et, d’un mouvement long et sans à coup, propulsa comme une flèche la mince embarcation sur les eaux étincelantes du Potomac.

La séance d’aviron sur le Potomac était un rituel quotidien qu’Austin suivait fidèlement entre deux missions. Comme l’avait ordonné le médecin, il avait reposé son côté gauche. Les points de suture cicatrisés, il avait commencé son propre régime de guérison en utilisant les poids et les machines de sa salle de gymnastique et fait des séances de natation dans sa piscine. Il avait graduellement augmenté les exercices jusqu’au jour où il avait pu ramer sans risque de déchirer le muscle nouvellement guéri.

Le moment de cet essai arriva par une journée particulièrement radieuse, où le chant des sirènes de la rivière paraissait irrésistible. Il tira sa mince embarcation de course Maas Aero, longue de six mètres trente, du sous-sol du hangar à bateaux dont il avait fait sa maison, juste au-dessous des palissades du Comté de Fairfax. Le transport de la légère coquille de noix de la rampe à la rivière n’était pas difficile. Ce qui l’était davantage, c’était de s’y installer sans la faire chavirer.

Son premier essai avec les rames avait été un vrai désastre. Les avirons Concept II étaient légers comme des plumes, mais, avec leurs 2,70 mètres de long, leur poids et leur pression contre l’eau,

Austin ne put tenter que quelques douloureux mouvements avant de faire demi-tour, couvert de sueur froide. Son flanc gauche lui faisait l’effet d’un morceau de viande sur une esse de boucher. Il gagna délibérément la plage, alla en chancelant jusque chez lui et regarda son reflet au teint cendreux dans la glace de son armoire à pharmacie. Il avala quelques analgésiques qui endormirent un peu la douleur. Il attendit plusieurs jours avant d’essayer de nouveau. Il se servait surtout de son bras droit, et les coups de rame de forces inégales envoyaient la barque parcourir une série d’arcs bizarres. Mais, du moins, il avançait. En quelques jours, il put ramer sans serrer les dents.

Finalement, la douleur disparut. Aujourd’hui, le seul souvenir qu’il gardait du coup manqué de l’assassin était un vague tiraillement pendant qu’il s’échauffait. Dès qu’il se glissait dans le cockpit ouvert, qu’il calait ses pieds dans les sabots vissés au repose-pied et poussait le siège en avant et en arrière pour exercer ses abdominaux, il se sentait bien. Il réglait alors les « boutons », les bagues qui reposent contre les tolets d’outriggers, pour s’assurer qu’ils étaient dans une position lui permettant la puissance maximale à chaque coup de rames.

Se penchant, Austin trempa les pales dans l’eau et tira avec précaution les poignées en arrière, laissant le poids de son corps travailler pour lui. L’embarcation glissa sur la surface comme un insecte aquatique. Il se sentait ce jour-là mieux que jamais. S’il lui restait une vague douleur, elle disparaissait dans la joie de pouvoir ramer de nouveau à un rythme normal. Il se redressa, les mains plus étendues pour tirer plus facilement sur les avirons. Il rama doucement au début, modérant la longueur de son coup avant et tirant largement. À la fin de chaque coup de rame, il remontait les avirons, les mettant presque à l’horizontale pour réduire la résistance au vent, les pales à quelques centimètres de l’eau. Il ronronnait presque de satisfaction. Il ramait bien.

Le canoë remontait silencieusement le courant et passait devant les vieilles maisons imposantes le long de la rivière. L’air un peu brumeux, parfumé et fleuri, emplissait ses poumons comme l’odeur d’un vieil amour. Ce qui était vrai, dans un certain sens. Pour Austin, le canotage était bien plus que son exercice principal. Mettant l’emphase sur la technique plus que sur la puissance, le corps et l’esprit se mêlaient comme pour la méditation zen. Totalement concentré maintenant, il accrut le nombre de ses coups de rame, relâchant graduellement la puissance de ses larges épaules jusqu’à ce que le cadran Strokecoach, placé au-dessus de ses pieds, indique qu’il avait atteint vingt-huit coups de rame par minute.

La sueur coulait par-dessous sa casquette turquoise de la NUMA, le dos de son maillot de rugby était trempé et ses fesses semblaient engourdies malgré le rembourrage de son short de vélo. Mais tous ses sens lui criaient qu’il était vivant. Le mince canot filait sur la rivière comme si ses rames étaient des ailes. Il avait l’intention de remonter le courant vingt-cinq minutes puis de faire demi-tour et de se laisser paresseusement aider par le courant, au retour. Il n’aurait servi à rien d’en faire trop.

Un éclair aveuglant venant de la rive attira son regard. Le soleil se réfléchissait sur le verre d’une lunette d’approche montée sur un trépied. Sur la rive, un homme assis sur une chaise pliante regardait dans sa direction. Il portait un chapeau de coton blanc tiré bas sur ses sourcils, le reste de son visage étant caché par le télescope. Austin avait vu le même homme pour la première fois plusieurs jours auparavant et l’avait pris pour un observateur d’oiseaux. À un détail près. La lunette était toujours dirigée sur lui.

Quelques minutes plus tard, Austin fit le demi-tour prévu et repartit vers l’aval. Quand il approcha de l’observateur d’oiseaux, il remonta ses rames, laissant le courant le guider et fit un grand salut, en espérant que l’homme lèverait la tête. Mais son œil resta collé à la lentille. Austin détailla l’ornitophile tandis que le canot glissait silencieusement devant lui. Puis il sourit et, en hochant la tête, reprit les rames et rentra.

Le hangar à bateaux de style victorien faisait partie de la propriété du bord de l’eau. Avec ses bardeaux bleu pâle et son toit mansardé surmonté d’une tourelle, il reproduisait en miniature la maison principale, sauf pour les modifications intérieures. Austin vira vers la rive, grimpa la rampe et tira le canot à l’intérieur. Il le plaça dans un rack, à côté d’un autre de ses jouets, un petit hydroglisseur hors-bord. Austin avait deux autres bateaux, un catamaran de six mètres cinquante et un grand hydroglisseur de course, tous deux amarrés dans la marina de Chesapeake Bay.

Il aimait les lignes classiques du catamaran, son histoire et le fait que, malgré sa coque boulotte et sa voile unique, il était rapide, surtout avec les modifications qu’il lui avait apportées. Il pouvait laisser sur place un bateau plus fin et de plus grandes dimensions. Le cat était ardent aussi, et il le poussait aux extrêmes quels que soient le temps et la distance, juste pour le plaisir. Il aimait, certes, les défis que présentaient les bateaux, qu’il avait appris à manœuvrer presque depuis qu’il savait marcher. Il avait pris goût à la vitesse dès son enfance et, à l’âge de dix ans, participait déjà à des courses. Ce qu’il aimait le plus, pendant ses loisirs, c’était toujours de participer à des courses de bateaux.

Quand son canot fut en place, il monta un escalier intérieur jusqu’au rez-de-chaussée, puis un autre qui le mena à sa chambre dans la tourelle. Jetant ses vêtements de sport dans un panier d’osier, il prit une douche chaude pour se laver des efforts du matin.

Devant la glace, il examina la trace de la balle. Elle avait perdu sa teinte rouge agressive pour une couleur rosâtre. Bientôt, elle ressemblerait aux autres cicatrices qui ressortaient, plus pâles, sur sa peau bronzée. Toutes lui rappelaient des rencontres violentes. Il se demandait parfois si son corps attirait naturellement les projectiles et autres armes blanches comme un aimant la limaille de fer.

Vêtu d’un short et d’un T-shirt propres, il alla à la cuisine se préparer un café fort et des œufs au bacon. Il porta le plateau sur le balcon dominant le Potomac et regarda couler le fleuve en prenant son petit déjeuner. Toujours sous le charme de la montée d’adrénaline, il se resservit une tasse de café puis alla dans l’antre qui lui servait de bureau. Il mit un CD de Coltrane sur la platine stéréo, s’installa dans un fauteuil de cuir noir et écouta l’instrument d’Anton Sax chanter comme son créateur n’aurait osé l’en croire capable. Il n’était pas surprenant qu’Austin aime le jazz progressif. D’une certaine façon, les sons de Coltrane, d’Oscar Peterson, de Keith Jarrett, de Bill Evans et d’autres artistes dont les disques emplissaient ses rayonnages, reflétaient bien la personnalité d’Austin : un calme d’acier masquant une énergie et un dynamisme intenses, l’aptitude à aller chercher tout au fond de lui la force de réaliser un effort surhumain quand il le fallait et un talent pour l’improvisation.

La vaste pièce renfermait une collection éclectique de neuf et de vieux, un authentique mobilier colonial en bois sombre et, sur les murs blancs, des originaux de peintres contemporains. Curieusement, pour un homme élevé sur la mer ou près d’elle et qui passait une si grande part de sa vie sur l’eau et sous l’eau, il y avait peu d’objets rappelant son domaine. Une peinture primitive d’un clipper exécutée par un Picasso de Hong Kong pour un commandant de cargo chinois, une carte du Pacifique datant du XIXe siècle, un ou deux outils de construction navale, une photo de son catamaran et un modèle réduit de son hydroglisseur de course dans une vitrine.

Dans sa bibliothèque, voisinaient les aventures marines de Joseph Conrad et d’Herman Melville, reliées en cuir, et une dizaine d’ouvrages sur les sciences océaniques. Mais la plupart des volumes, maintes fois consultés, étaient des ouvres d’auteurs comme Platon, Kant et autres grands philosophes qu’il aimait étudier. Austin avait conscience de cette dichotomie, mais n’y voyait rien d’étrange. Plus d’un commandant de marine s’était retiré à l’intérieur des terres après une carrière vécue sur toutes les mers du globe. Austin n’était certes pas prêt à se retirer au Kansas, mais la mer était une maîtresse sauvage et il avait besoin de ce refuge tranquille loin de ses bras exigeants.

Après avoir bu son café, son regard tomba sur la paire de Mantons, accrochés au mur au-dessus de la cheminée. Austin possédait près de deux cents paires de pistolets de duel. La plupart étaient rangés dans une voûte ignifugée. Il ne gardait dans sa maison du bord de l’eau que ses plus récentes acquisitions. Le magnifique travail de l’artisan et la mortelle beauté des pistolets le fascinaient, tout comme les méandres de l’Histoire qui aurait pu s’arrêter là pour lui, avec une balle bien placée tirée par un beau matin calme. Il se demanda ce que serait devenue la République si Aaron Burr n’avait pas tué Alexander Hamilton[12].

Les Mantons le ramenèrent à l’incident du Nereus. Quelle étrange nuit ! Depuis qu’il était rentré pour se soigner, Austin avait revécu mentalement l’attaque encore et encore, en accéléré, en plans fixes, en marche arrière, comme sur une vidéocassette.

Après la bataille, la fatigue et la perte de sang avaient eu raison de lui. Il avait fait une dizaine de pas puis s’était effondré, au ralenti, pour se retrouver assis. Le commandant Phelan avait lui-même averti l’équipage que tout était calme et tous avaient quitté leurs cachettes. Ils avaient allongé Austin et Zavala sur des civières et les avaient transportés à l’infirmerie. En chemin, ils avaient dépassé le corps de l’assaillant qu’Austin avait abattu d’un seul coup de son pistolet de duel. Sur la demande d’Austin, ils s’étaient arrêtés et un marin à l’estomac solide avait enlevé le masque du visage du mort. L’homme avait une trentaine d’années, le teint sombre, une épaisse moustache brune et des traits sans rien de remarquable, à part un trou au milieu du front. Zavala s’était assis sur sa civière et avait émis un sifflement.

— Dis-moi que tu avais un laser sur ta pétoire ! Une silhouette mouvante dans l’obscurité ! Si je ne l’avais vu de mes yeux, je dirais qu’un tir comme celui-là était impossible.

— Il était impossible, avait dit Austin avec un petit sourire satisfait. Je jouais sur du velours avec une cible humaine.

Comme il l’avait expliqué à Zavala tandis qu’on soignait leurs blessures, son incroyable précision n’avait rien à voir avec son tir ni avec les rayures peu sûres du canon du pistolet. Dans sa hâte, Austin avait tourné la petite vis réglant la pression située à côté de la détente, dans le mauvais sens, donnant ainsi à la gâchette une sensibilité exceptionnelle.

— Je remercie le ciel pour le canon équilibré des Mantons à l’épreuve des imbéciles, avait-il ajouté.

Un hélicoptère d’une société pétrolière répondant à l’appel radio d’urgence avait embarqué les blessés et Nina Kirov sur le Nereus pour les déposer à Tarfaya. Le commandant Phelan ayant refusé de quitter son navire, l’assistante médicale l’avait assuré qu’il serait en état d’exercer son commandement à condition de ne pas se fatiguer pendant quelques jours, alors il était resté à bord pour ramener le Nereus au Yucatân.

Quelques heures plus tard, Austin et Zavala s’installaient dans un jet appartenant à la direction de la NUMA, venant de Rome et qu’on avait dévié sur le Maroc. Quant à Nina, elle avait pris un avion jusqu’à Washington. L’anesthésique qu’avait dû prendre Austin l’avait fait dormir pendant tout le voyage. Au réveil, il se rappela vaguement avoir rêvé qu’un ange blond lui avait posé un baiser léger sur la joue.

Il s’était réveillé à Washington. Nina était partie par la navette pour Boston. Il s’était demandé s’il la reverrait jamais. Après deux jours à l’hôpital, Zavala et lui avaient été renvoyés chez eux avec ordre de prendre régulièrement leurs médicaments et de laisser à leurs corps une chance de guérir.

La sonnerie du téléphone tira Austin de sa rêverie. Il décrocha et entendit un salut crispé.

— Bonjour, Kurt. Comment vous sentez-vous ?

— De mieux en mieux, amiral Sandecker. Merci de prendre de mes nouvelles. Je dois admettre que je m’ennuie un peu.

— Content de l’apprendre. Votre ennui va très vite cesser. Nous avons rendez-vous demain à neuf heures pour voir si nous pouvons venir à bout de cette affaire marocaine. J’amènerai Zavala. On l’a vu du côté d’Arlington dans sa décapotable. D’où je conclus que l’inactivité lui pèse, à lui aussi.

Zavala, qui conduisait une Corvette 1961 surtout parce que c’était le dernier modèle à posséder un coffre, avait passé le temps à bricoler dans sa cave où il aimait restaurer toutes sortes de mécanismes et créer de nouveaux appareils techniques sous-marins. Dès qu’il avait pu marcher sans tomber, il s’était entraîné dans une salle de gymnastique. Joe ne s’ennuyait jamais quand il y avait des femmes autour de lui, et il avait su tirer parti de la sympathie que lui attirait sa blessure.

Austin lui avait téléphoné de nombreuses fois. Car Joe avait beau s’amuser, il était impatient d’agir. Austin ne mentit donc pas en répondant à Sandecker :

— Je suis sûr qu’il est impatient de se remettre au travail, amiral.

— Splendide. À propos, j’ai cru comprendre que vous étiez assez en forme pour faire partie de l’équipe olympique d’aviron.

— Comme barreur, peut-être. Puis-je faire une suggestion, monsieur ? La prochaine fois que vous engagerez quelqu’un pour jouer les observateurs d’oiseaux, assurez-vous qu’il ne porte pas de chaussures vernies et de mi-bas.

— Je n’ai pas besoin de vous rappeler que la NUMA ne dispose pas d’autant d’agents secrets que vos voisins de Langley[13]. J’ai demandé à Joe McSweeney, un de nos comptables, de surveiller discrètement vos progrès. Il passe devant chez vous en allant travailler. Il a dû attraper le virus de James Bond et prendre la chose plus sérieusement que je ne l’avais imaginé. J’espère que vous ne m’en voudrez pas.

— Aucun problème, monsieur J’apprécie votre intérêt. C’est mieux que de recevoir des appels quotidiens de notre quartier général.

— En effet, j’ai pensé que vous préféreriez cela. À propos, Mac s’y connaît vraiment en ornithologie.

— J’en suis certain, dit Austin. À demain, amiral. Austin raccrocha, riant du paternalisme de Sandecker et de sa flèche du Parthe contre le quartier général de la CIA situé, en effet, à moins d’un kilomètre de son hangar à bateaux. L’Agence de l’amiral était surtout scientifique, mais ses opérations, en tant qu’équivalent sous-marin de la NASA, étaient naturellement destinées à rassembler des renseignements et rivalisaient, voire surpassaient, ce que la CIA pouvait offrir de mieux.

Sandecker enviait le budget illimité de la CIA et le fait que l’Agence n’ait de comptes à rendre à personne, ou presque. Lui-même, cependant, n’y allait pas par quatre chemins quand il fallait mendier de l’argent au Congrès. Il pouvait compter sur l’appui de vingt universités de premier plan enseignant les sciences marines, ainsi que sur une foule de grandes compagnies. Avec ses cinq mille scientifiques, ingénieurs et autres, ses études en cours sur la géologie des profondeurs et des mines océaniques, ses études biologiques de la vie marine, ses départements d’archéologie marine, de climatologie, et sa vaste flotte de bateaux et d’avions, la portée de la NUMA s’étendait partout sur la Planète.

Engager Austin en lui faisant quitter la CIA avait été un des meilleurs coups de Sandecker. Austin avait rejoint la NUMA de façon détournée. Il avait passé ses diplômes de direction de systèmes à l’université de Washington et suivi une école de plongée de très haut niveau à Seattle. Il était devenu un très bon bricoleur sous-marin, ce qui signifiait qu’il était compétent pour toutes les opérations de base telles que la soudure, l’application commerciale des explosifs ou plonger dans la boue. Il s’était spécialisé dans le flottage, consistant à remonter des objets lourds de la mer, et la plongée à saturation dans divers environnements en utilisant des chambres de mélange sous-marines. Après avoir travaillé près de deux ans sur des plates-formes pétrolières en mer du Nord, il était retourné à la société de sauvetage en mer de son père pendant six ans avant d’être attiré dans une branche peu connue de la CIA, spécialisée dans le rassemblement de renseignements sous-marins. Il était le directeur adjoint d’un service travaillant sur le fonctionnement d’un sous-marin russe et sur le sauvetage et l’enquête d’un porte-conteneurs iranien transportant des armes nucléaires, coulé clandestinement par un sous-marin israélien. Il menait également des recherches sur des lignes commerciales aériennes, dont les avions avaient été mystérieusement abattus au-dessus de la mer. Il devait les localiser, les remonter et enquêter sur les incidents.

À la fin de la guerre froide, la CIA avait cessé ses activités d’enquêtes sous-marines. Austin aurait probablement été muté dans un autre service de l’Agence si l’amiral Sandecker ne l’avait engagé pour des tâches sous-marines spécifiques qui devaient souvent se dérouler un peu en dehors de la zone de surveillance du gouvernement. Sandecker pouvait faire la fine gueule et montrer Langley du doigt tant qu’il voulait, il n’en était pas moins très familier des opérations clandestines.

Austin regarda sa montre. Dix heures. Il en était sept à Seattle. Il composa un numéro. Une voix grinçante répondit.

— Bonjour, dit Austin. C’est ton fils préféré.

— Oh ! Eh bien tu y as mis le temps !

— Je t’ai parlé hier, papa.

— Un tas de choses peuvent arriver en vingt-quatre heures, répondit le père de Kurt d’un ton bourru.

— Ah oui ? Quoi, par exemple ?

— Comme décrocher un contrat de plusieurs millions de dollars avec les Chinois. Voilà. Pas mal pour un vieux débris !

C’est de son père qu’Austin avait hérité son physique charpenté et son entêtement. Âgé maintenant de soixante-quinze ans, Austin père avait les épaules légèrement voûtées, mais il abattait chaque jour un travail qui en aurait tué de plus jeunes. La société de sauvetage en mer basée à Seattle l’avait enrichi. Mais il la dirigeait tout seul, surtout depuis la mort de sa femme, quelques années plus tôt. Comme pour de nombreux self-made men, c’était le jeu et non l’argent qui l’intéressait.

— Félicitations, papa. Ça ne me surprend pas. Mais tu n’as rien d’un vieux débris et tu le sais.

— Ne perds pas ton temps à me flatter. Les paroles sont du vent. Quand viens-tu fêter ça avec une bouteille de Jack Daniel’s ?

« C’est exactement ce qu’il me faudrait ! pensa Austin. Une soirée avec un père buvant aussi sec me ramènerait à l’hôpital en moins de deux ! »

— Pas pour l’instant. Je retourne travailler.

— C’est pas trop tôt ! Tu as fait du lard assez longtemps. Il y avait cependant de la déception dans sa voix.

— Tu as dû parler à l’amiral. Il a dit presque la même chose que toi.

— Non, j’ai mieux à faire.

Le père de Kurt plaisantait à peine. Il avait un très grand respect pour Sandecker mais, en même temps, il voyait en lui un rival auprès de son fils et n’avait jamais abandonné l’espoir que Kurt recouvre un jour assez de bon sens pour prendre sa succession. Austin Junior se disait parfois que cet espoir maintenait son père en vie.

— Je vais voir ce qu’il me veut et je te rappellerai.

— D’accord, dit Austin père avec un gros soupir. Fais ce que tu as à faire. Bon, il faut que je raccroche. On m’appelle sur l’autre ligne.

Austin contempla un instant le récepteur silencieux et secoua la tête. Lorsqu’il était d’humeur blagueuse, il se demandait ce qu’il arriverait si son ours de père avait un tête-à-tête orageux avec Sandecker, plus fragile physiquement, mais mauvais comme un coq de combat. Il ne parierait pas sur le résultat, mais il était sûr d’une chose : il ne tenait pas à être dans le coin si cela arrivait.

Le CD de Coltrane se terminait. Austin le remplaça par un disque de Gerry Mulligan et se rassit dans son fauteuil de cuir, un sourire aux lèvres, tandis qu’il se préparait à savourer ses dernières heures de loisir avant, peut-être, des semaines. Il était content que Sandecker ait appelé et que ses vacances soient finies. Il s’ennuyait vraiment trop. L’amiral n’était pas le seul à vouloir aller, comme il l’avait dit, au fond de « cette histoire marocaine ».

 

 

Hiram Yaeger s’appuya au dossier de sa chaise, les mains croisées sur sa nuque, et regarda, à travers ses lunettes de grand-mère à monture d’acier, la photographie en trois dimensions de la femme de Sumatra à la forte poitrine. La photo était d’autant plus « vivante « qu’elle était holographique, projetée sur l’énorme écran derrière sa console en fer à cheval. Il se demanda combien de millions de jeunes mâles avaient pris leur première leçon d’anatomie féminine en regardant les filles sombres figurant sur les pages du National Géographie.

Il dit avec un soupir de nostalgie rêveuse :

— Merci pour la distraction, Max.

— À ton service, répondit la voix féminine désincarnée de l’ordinateur. J’ai pensé qu’une pause te ferait du bien.

L’image de la jeune vierge disparut, renvoyée en 1937 où le portrait qu’avait fait d’elle un photographe du Géographie l’avait figée dans le temps.

— Ça m’a rappelé des souvenirs agréables, dit Yaeger en buvant une gorgée de café.

De son terminal personnel situé dans une petite salle, le chef du réseau de communications de l’Agence pouvait, d’un seul coup d’oeil, accéder aux vastes fichiers du complexe de données informatiques occupant tout le dixième étage du bâtiment de la NUMA. Les câbles de l’Agence faisaient généralement la une des journaux du monde. Les exploits réalisés par ses navires de recherches très pointus, ses sous-marins à submersion profonde et tous ses divers robots sous-marins frappaient l’imagination du public. Mais l’une des plus grandes contributions de Sandecker était le joyau invisible de la couronne, le vaste réseau informatique rapide que Yaeger avait mis au point librement et sans limitation de fonds, grâce à l’amiral.

Sandecker avait « fauché » Yaeger pour la NUMA lors d’un raid sur une société d’informatique de Silicon Valley. Il l’avait engagé à construire ce qui allait être indéniablement le centre d’archives le plus grand et le plus complet du monde sur les sciences des mers. Cette immense bibliothèque de données était la joie et la passion de Yaeger. Il lui avait fallu dix ans pour rassembler des siècles de connaissances humaines glanées dans les livres, les articles, les thèses scientifiques et historiques. Tout ce qui avait été écrit sur la mer était disponible non seulement pour les membres de la NUMA, mais pour les étudiants en science marine, les océanographes professionnels, les ingénieurs et les archéologues sous-marins du monde entier.

Yaeger était le seul à la NUMA à ignorer le code vestimentaire de Sandecker sans avoir à en souffrir, ce qui était le signe le plus éloquent de ses talents. Avec ses jeans et ses blousons Levi’s, ses longs cheveux gris blond attachés en queue de cheval et ses moustaches indomptables qui cachaient l’ardeur enfantine de son visage, Hiram Yaeger était assez négligé pour avoir l’air d’un survivant d’une communauté hippie des années 60. En réalité, il ne vivait pas sous la tente, mais dans un faubourg très chic du Maryland où il se rendait dans une BMW nantie de toutes les options. Sa ravissante épouse était une artiste, ses deux filles adolescentes fréquentaient une école privée et leur seule raison de mécontentement était que Yaeger passait plus de temps avec sa famille électronique qu’avec celle de chair et de sang.

Yaeger était toujours émerveillé de la formidable puissance dont il disposait. Il avait abandonné clavier et écran pour les commandes orales et la représentation holographique. Son incursion dans l’aspect le plus révélateur des articles du Géographie était une excuse pour se reposer un peu de la tâche exigeante sur laquelle il travaillait à la demande de Sandecker. À première vue, les directives de l’amiral paraissaient simples : trouver s’il y avait eu d’autres attaques sur des expéditions archéologiques semblables à celle qui s’était produite au Maroc. La tâche se révéla monumentale. Il en avait négligé, encore plus que de coutume, sa femme et ses enfants pourtant compréhensifs, dans son désir passionné de résoudre le puzzle.

Bien que les systèmes de la NUMA soient centrés sur les océans, Max allait souvent fouiller d’autres systèmes, sans autorisation, pour rassembler des informations et transférer des données venant de bibliothèques, de morgues, de journaux, de centres de recherches d’universités et d’archives historiques dans le monde entier. Yaeger commença par établir une liste des expéditions, divisée chronologiquement par décades, sur les cinquante dernières années. Il y avait des centaines de noms et de dates. Puis il prépara un programme informatique basé sur les faits connus de l’incident marocain. Il demanda à Max de comparer ce modèle à chaque expédition, lui donnant de nombreuses sources tirées d’articles académiques publiés, de journaux scientifiques et de rapports des médias, vérifiant les données pour déterminer si certaines de ces expéditions avaient connu une fin aussi inattendue et cherchant toujours des modèles.

Les sources étaient souvent fragmentées et parfois douteuses. Comme un sculpteur essayant de trouver une silhouette dans un bloc de marbre, il travailla la liste de base et en réduisit les données. Elle était encore longue et assez compliquée pour décourager les chercheurs les plus expérimentés, mais le défi excita seulement l’appétit de Yaeger. Après quelques jours, il avait amassé un nombre considérable de renseignements. Maintenant il allait demander aux ordinateurs de faire le tri dans les données et d’affiner les résultats pour un usage plus pratique.

— Max, imprime ce que tu trouveras quand tu auras fouillé tous tes réseaux, dit-il à l’ordinateur.

— Je serai bientôt prêt. Désolé pour le délai, répondit la voix douce et monocorde. Pourquoi ne pas te servir une autre tasse de café en attendant ?

« Le temps ne compte pas pour un ordinateur, se dit Yaeger en suivant le conseil de Max. Il fait ce qu’il fait à une vitesse inimaginable, mais aussi rapide et efficace qu’il puisse être, il n’a aucune idée de ce que c’est que d’avoir Sandecker sur les talons. »

Yaeger avait promis à l’amiral les résultats pour le lendemain matin. Pendant que Max travaillait, il aurait pu se reposer, aller à la cafétéria de la NUMA ou simplement quitter un moment son sanctuaire pour une courte promenade. Mais il détestait quitter ses enfants électroniques et occupait son attente à explorer d’autres options.

Il contempla le plafond et se rappela que Nina Kirov avait affirmé que les tueurs étaient venus la nuit, qu’ils avaient massacré les archéologues puis caché ou emporté les cadavres.

— Max, jetons un coup d’œil à « assassins ».

Max était composé d’un certain nombre d’ordinateurs qui, comme le cerveau humain, pouvaient travailler sur plusieurs tâches compliquées à la fois.

— Il ne devrait pas y avoir de problème.

Une seconde plus tard, la voix de l’ordinateur énonçait :

— Assassins. Traduction anglaise de l’arabe haschâschîn, signifiant personne qui s’adonne au haschich. Ordre secret islamique politico-religieux du XIe siècle, présidé par un maître absolu et des maîtres adjoints. Une obéissance aveugle était exigée des membres de la secte appelés aussi les « fidèles », ceux qui assassinaient les leaders politiques et se louaient comme mercenaires. On donnait du haschich aux tueurs ainsi qu’une forte dose de plaisirs sensuels en les persuadant que ce n’était qu’un avant-goût du paradis qui les attendait s’ils accomplissaient leur tâche. La secte a répandu la terreur pendant près de deux cents ans ».

Intéressant. Mais était-ce vrai ? Yaeger gratta sa barbe désordonnée tandis que Max décrivait d’autres groupes d’assassins tels que les Thugs en Inde et les Ninjas au Japon. Ces groupes ne correspondaient pas exactement au profil des tueurs marocains, mais, ce qui était plus important, ils étaient dissous depuis des siècles. Il ne les rejeta pas définitivement, cependant. S’il devait former une équipe d’assassins, il se tournerait sans doute vers le passé pour voir comment eux opéraient.

Le Dr Kirov avait dit que les tueurs avaient détruit une sculpture de pierre qui aurait pu prouver l’existence d’un contact précolombien entre le Vieux et le Nouveau Monde. S’il demandait des données sur la culture précolombienne, même à la vitesse où travaillait Max, il faudrait des années pour tout trier. Au lieu de cela, Yaeger avait établi ce qu’il appelait « un paradigme parallèle « c’est-à-dire une série de questions pour demander à l’ordinateur, de façons différentes, qui serait ennuyé par la révélation que Christophe Colomb ne serait pas le premier représentant du Vieux Monde à poser le pied sur le Nouveau Monde. Et vice versa.

Quelques jours auparavant, il avait mis les ordinateurs au travail sur le problème, mais avait été trop occupé depuis pour lire les réponses.

Pendant que les machines travaillaient sur le sujet principal posé par Sandecker, il disposait d’un peu de temps pour étudier les résultats.

— Appelle « Parpar » dit-il en se servant du nom de code qu’il avait donné pour résumer l’imprononçable Paradigme Parallèle.

— Parpar est prêt, Hiram.

— Merci, Max. Qui serait ennuyé si l’on découvrait que Christophe Colomb n’a pas découvert l’Amérique ?

— Certains érudits, des historiens et des écrivains. Certains groupes ethniques. Veux-tu des précisions ?

— Pas maintenant. Cette croyance serait-elle dangereuse ?

— Non. Veux-tu que je cherche un lien avec le passé ?

Yaeger avait programmé son ordinateur pour qu’il donne des réponses courtes qui éviteraient d’interminables tangentes sans qu’on le lui ait spécifiquement demandé.

— Vas-y, dit-il.

— L’Inquisition espagnole a déclaré que toute croyance à des contacts précolombiens était une hérésie passible du bûcher. Les inquisiteurs affirmaient que Colomb avait été inspiré par Dieu pour amener la civilisation espagnole au Nouveau Monde. Le lien avec Vespucci ?

— Vas-y.

— Quand Amerigo Vespucci a scientifiquement prouvé que Colomb n’avait pas atteint les Indes, mais avait découvert un nouveau continent il fut, lui aussi, menacé d’hérésie.

— Pourquoi était-ce si important ?

— Admettre que quelqu’un d’autre avait découvert le Nouveau Monde invaliderait les revendications sur ses richesses et amoindrirait le pouvoir de l’État espagnol.

Yaeger réfléchit à la réponse. L’Espagne n’était plus une puissance mondiale et ses anciennes possessions dans les Amériques étaient toutes devenues des pays indépendants. Il y avait quelque chose qu’il ne saisissait pas. Il se sentait comme un enfant qui sait qu’il y a un monstre caché dans l’ombre du placard, qui entend sa respiration bruyante et voit le vert de ses yeux, mais constate que le monstre disparaît quand il allume la lumière.

L’ordinateur, sur les notes du carillon de Big Ben, fît apparaître une caricature souriante de lui-même en hologramme.

— Exécution du programme et imprimante, annonça son double animé. Ouah ! Je vais m’envoyer une bière !

Yaeger passait tellement de temps avec son ordinateur qu’il avait inévitablement programmé certains traits de sa personnalité.

— Merci, Max. Je suis preneur, dit-il.

Se demandant ce qu’il ferait si un jour Max le prenait au mot, Yaeger passa dans une pièce voisine et détacha l’impression assez longue qu’il avait demandée. En étudiant le rapport Parpar sur les expéditions archéologiques, il ouvrit des yeux comme des soucoupes et commença à répéter plusieurs fois le mot « incroyable ». Il n’avait pas encore terminé la lecture du rapport quand il décrocha le téléphone et composa un numéro.

Une voix brusque répondit.

— Si vous avez une minute, amiral, dit Yaeger, j’ai là quelque chose que j’aimerais vous montrer.

 

 

À 8 h 45 du matin, Austin glissait la Jeep Cherokee turquoise de l’Agence dans l’espace réservé au parking souterrain du quartier général de la NUMA, l’imposant immeuble de verre d’Arlington, en Virginie. L’immeuble abritait deux mille scientifiques et ingénieurs de la NUMA et assurait la coordination avec trois mille autres, un peu partout dans le monde. Joe Zavala appela Austin en traversant le hall en atrium avec ses chutes d’eau, ses aquariums et l’énorme globe au centre du sol dallé de marbre vert marin. Austin fut heureux de constater que son ami boitait à peine.

L’ascenseur les déposa au dernier étage où l’amiral Sandecker avait sa suite de bureaux. Lorsqu’ils sortirent de la cabine, deux hommes attendaient d’y entrer. L’un était grand et solide, un mètre quatre-vingt-dix, visage bronzé et taillé à la serpe, des yeux vert opale et des cheveux souples, noir d’ébène avec une touche de gris aux tempes. Il n’était pas aussi large d’épaules qu’Austin, mais avait le corps mince et nerveux.

L’autre paraissait son contraire. Il ne mesurait qu’un mètre soixante-cinq, mais avait la poitrine massive d’un bulldog, avec des bras et des jambes bien musclés. Les cheveux noirs et frisés, le visage basané et les yeux noisette trahissaient une ascendance italienne.

Le plus grand des deux tendit la main.

— Kurt ! Il y a au moins trois mois que je ne t’ai vu !

Dirk Pitt, le directeur des projets spéciaux de la NUMA et son efficace assistant Al Giordino étaient des légendes vivantes au sein de l’Agence. Leurs exploits, durant de nombreuses années depuis que l’amiral Sandecker avait créé la NUMA, avaient fait l’objet de nombreux romans. Bien que les chemins de Pitt et d’Austin ne se soient pas souvent croisés, ils étaient devenus bons amis et avaient souvent plongé ensemble. Austin répondit à sa poignée de main ferme.

— Quand serez-vous libres tous les deux pour déjeuner avec nous et nous raconter vos dernières escapades ?

— Pas avant deux semaines, j’en ai peur. Nous décollons dans une heure de la base aérienne d’Andrews.

— Et où allez-vous ? demanda Zavala.

— Sur un projet que l’amiral nous a concocté en Antarctique, répondit Giordino.

— J’espère que vous n’avez pas oublié vos préservatifs de laine, dit Zavala avec un clin d’œil.

— Je ne pars jamais sans eux, répliqua Giordino en souriant.

— Et Joe et toi ? demanda Pitt.

— Nous devons voir l’amiral pour savoir ce qu’il nous a concocté à nous.

— J’espère que vous irez dans des eaux plus tranquilles.

— Moi aussi, dit Austin en riant.

— Appelle-moi quand vous serez de retour, dit Pitt. Nous dînerons chez moi.

— Je n’y manquerai pas, assura Austin. J’adore admirer ta collection de voitures. L’ascenseur d’à côté arriva et Pitt et Giordino y entrèrent.

— A bientôt, les gars, dit Giordino. Et bonne chance où que vous alliez. Les portes se refermèrent sur eux.

— C’est la première fois que je vois Dirk et Al sans qu’ils boitent, qu’ils saignent ou qu’ils soient couverts de bandages, dit Austin.

Zavala leva les yeux au ciel.

— Merci de me rappeler à quel point il peut être dangereux de travailler pour la NUMA.

— Pourquoi penses-tu que la NUMA ait tant d’intérêts dans les hôpitaux et cliniques ? demanda Austin tandis qu’ils pénétraient dans la salle d’attente aux murs couverts de photos de l’amiral se pavanant avec des présidents et autres grands de ce monde, politiciens, savants et artistes. La réceptionniste leur dit d’entrer directement.

Sandecker se prélassait derrière l’immense bureau taillé dans un panneau d’écoutille d’un navire confédéré briseur de blocus, récupéré par l’Agence. Vêtu d’un pantalon gris anthracite aux plis parfaits et d’un blazer marine hors de prix avec une ancre dorée sur la poche de poitrine, l’amiral n’aurait eu besoin que d’une casquette blanche pour compléter son image de sportif. Mais il n’était pas un capitaine de yacht-club. Il dégageait une autorité naturelle faite de trente ans dans la marine, de beaucoup de décorations, et tempérée par le travail parfois écrasant de chef d’un empire maritime gouvernemental qu’il avait construit à partir de zéro. Les anciens de Washington disaient que la présence imposante de Sandecker leur rappelait George C. Marshall, général et Secrétaire d’État qui, entrant dans une pièce sans prononcer une parole, pouvait faire savoir que c’était lui le chef. Comparé au général à la forte carrure, Sandecker était petit et mince grâce à son jogging quotidien de sept kilomètres et un régime strict.

Il bondit de son fauteuil comme s’il était monté sur ressorts et contourna son bureau pour saluer les deux arrivants.

— Kurt ! Joe ! Ça fait plaisir de vous voir, dit-il avec effusion en leur serrant les mains à les écraser. Vous paraissez en forme. Je suis heureux que vous ayez tous deux pu venir à cette réunion.

Sandecker paraissait lui aussi en forme et compétent comme toujours. Les bords impeccables de sa barbe à la Van Dyke aussi rousse que ses cheveux, auraient pu être taillés au laser.

Austin leva un sourcil. Il n’avait jamais été question que Joe et lui aient pu manquer de se présenter. Le très autoritaire fondateur et président de la NUMA n’était pas du genre à tolérer un refus. Réprimant un sourire ironique, Austin répondit :

— Merci, amiral. Joe et moi récupérons vite.

— Bien sûr, dit Sandecker. Une récupération rapide est pratiquement incluse dans les contrats avec la NUMA. Demandez à Pitt et à Giordino si vous ne me croyez pas.

L’ennui, comme le savait Austin, c’était que Sandecker plaisantait à peine. Et le pire, c’était qu’Austin et Zavala étaient impatients de commencer une nouvelle mission.

— Je penserai à comparer mes blessures à celles de Dirk en buvant une tequila avec du citron vert et des glaçons, la prochaine fois que je le verrai, monsieur.

Zavala ne put résister à la tentation de faire un peu d’humour.

— Deux invalides comme nous ne peuvent être d’une grande aide pour la NUMA, dit-il d’un ton sérieux.

Sandecker gloussa et donna une claque vigoureuse sur l’épaule de Zavala.

— J’ai toujours admiré votre sens de l’humour, Joe. Vous feriez un bon comique dans les boîtes de nuit où, d’après ce que je sais, vous avez passé vos soirées en compagnie de ravissantes jeunes femmes. J’imagine qu’elles vous ont aidé à guérir ?

— Des infirmières privées, répondit Zavala avec une expression angélique peu crédible.

— Comme je le disais, Joe, vous avez raté votre vocation. Plaisanterie mise à part, comment va votre... euh... postérieur ?

— Je ne suis pas prêt à courir un marathon, mais j’ai abandonné ma béquille il y a un moment, monsieur.

— Je suis heureux de l’apprendre. Avant d’aller retrouver les autres, je voulais vous féliciter tous les deux pour l’affaire du Nereus. J’ai lu les rapports. Beau travail.

|— Merci, dit Austin. Le commandant Phelan mérite une bonne part de ce crédit. Il est né trop tard. Il aurait été très à l’aise avec un coutelas à la main, repoussant les pirates barbares. Je crains qu’il n’ait perdu son bateau dans cette histoire. Sandecker fixa Austin de son regard bleu et froid.

— II va avoir des choses à faire, Kurt. J’ai parlé au commandant, hier. Le navire a été remis en état au Yucatân. Il se sent bien et assure que le Nereus a été  « arrangé de façon  impeccable ». (Sandecker avait utilisé les termes anciens pour décrire un navire solide.) Il m’a prié de vous remercier encore d’avoir sauvé son bateau. Bon. Êtes-vous prêts tous les deux à reprendre le travail ?

Zavala fit de la main un grand salut digne d’un personnage de Gilbert et Sullivan[14].

— Arrangé de façon impeccable, affirma-t-il avec un sourire.

Il y eut un coup bref à la porte latérale qui s’ouvrit dans le panneau de bois sombre. Une sorte de géant entra en baissant la tête pour ne pas heurter le chambranle. Avec ses deux mètres trois, Paul Trout aurait probablement été plus à son aise sur un terrain de basket-ball que dans un des navires de la NUMA où il exerçait les fonctions de géologue des grands fonds océaniques au sein de l’équipe des Missions spéciales. En fait, on lui avait offert des bourses d’études dans plusieurs universités, plus intéressées par sa haute taille que par sa brillante intelligence.

Comme il convenait à son ascendance de Nouvelle-Angleterre, Trout ne parlait pas beaucoup, mais sa réserve yankee ne put cacher son plaisir.

— Salut, les gars. Je suis heureux que vous soyez de retour. Vous nous avez manqué, ici. Nous sommes prêts, amiral, ajouta-t-il en se tournant vers Sandecker.

— Parfait. Je ne perdrai pas de temps en explications maintenant, messieurs. Les raisons de cette réunion vous seront bientôt claires.

Sandecker les précéda dans une vaste et confortable salle de conférence attenante à son bureau.

Austin comprit immédiatement que quelque chose d’important se préparait. L’homme nerveux aux épaules étroites assis au bout de la longue table d’acajou était le commandant Rudi Gunn, directeur adjoint de la NUMA et maître de la logistique. À côté de lui, image des années 1960, se tenait le génie des ordinateurs, Hiram Yaeger. En face des huiles de l’Agence était un homme plus âgé, plus distingué, dont le profil d’aigle et la moustache blanche rappelaient à Austin C. Audrey Smith, un vieil acteur de cinéma qui avait souvent incarné les officiers britanniques fanfarons. L’homme assis près de lui était plus jeune malgré sa tendance à la calvitie et une mâchoire saillante de querelleur.

Austin salua Gunn et Yaeger d’un signe de tête. Son regard rebondit sur les autres hommes comme une pierre ricoche sur l’eau pour s’arrêter sur la femme assise en bout de table. Ses cheveux blonds étaient nattés serré, ce qui mettait en valeur ses yeux gris et ses pommettes hautes. Austin s’approcha d’elle et lui tendit la main.

— Docteur Kirov, quelle bonne surprise ! dit-il avec un réel plaisir. Je suis ravi de vous voir.

Nina portait une veste assortie à sa jupe pervenche dont le ton ressortait sur sa peau dorée. Austin se disait que les hommes étaient bien stupides. Quand il avait vu Nina pour la première fois, elle lui avait paru aussi belle qu’une sirène légèrement vêtue. Maintenant, en tenue de ville cachant ses courbes et sa silhouette, elle lui paraissait encore plus ravissante.

La bouche de Nina s’éclaira d’un sourire ensorcelant.

— Je suis moi aussi ravie de vous voir, monsieur Austin. Comment vous portez-vous ?

— Parfaitement, maintenant, répondit-il.

Le côté formel de cet échange poli ne masquait pas son intensité silencieuse. Ils se tinrent la main un tout petit peu plus longtemps qu’ils n’auraient dû, jusqu’à ce que Sandecker brise l’enchantement en se raclant la gorge exagérément. Austin vit en se retournant les expressions étonnées de ses collègues de la NUMA et rougit. Il s’en voulut d’avoir réagi comme un écolier ingénu surpris par des copains en âge de détester les filles.

Sandecker fit les présentations. L’homme âgé était J. Prescott Danvers, président directeur général d’une organisation appelée Conseil Mondial d’Archéologie. L’autre étranger était Jack Quinn, de la Fondation d’Extrême-Orient. Sandecker regarda sa montre.

— Maintenant que nous en avons fini avec les formalités, pouvons-nous nous mettre au travail ? Hiram ?

Tandis que Yaeger pianotait sur le clavier de son Macintosh Powerbook, Austin s’assit à côté de Trout. Comme d’habitude, Trout était impeccablement vêtu. Une raie partageait ses cheveux châtains au milieu de son crâne comme au bon vieux temps de l’âge du jazz et il était peigné en arrière. Il portait un costume de popeline brune, une chemise Oxford bleue et un noeud papillon très coloré dont il devait avoir toute une collection. Mais par contraste, Trout adorait les bottes de travail, une excentricité que certains attribuaient à un hommage rendu à son père, marin pêcheur. En réalité, c’était une habitude qu’il avait prise à l’Institut océanographique de Woods Hole, où de nombreux scientifiques en portaient aussi.

Fils d’un pêcheur de Cape Cod, Trout avait passé une grande partie de son enfance à tourner autour de cet institut mondialement connu. Il y avait fait des petits boulots de week-ends et de vacances et les scientifiques avaient fait de leur mieux pour se montrer amicaux envers ce jeune homme fasciné par l’océan. Son amour de la mer l’avait plus tard amené au sein de l’Institut océanographique Scripps, tout aussi renommé, où il avait étudié la géologie des grands fonds océaniques.

— Je vous croyais au Yucatân avec Gamay, dit Austin.

Il était inhabituel de voir Trout sans sa femme. Ils s’étaient rencontrés à Scripps où elle préparait un doctorat de biologie marine. Ils s’étaient mariés après leurs examens. Rudi Gunn, un de ses amis d’enfance, avait persuadé Paul de venir à bord comme membre d’une équipe spéciale créée par l’amiral Sandecker. Paul avait accepté à condition que sa femme soit engagée avec lui. Ravi d’avoir deux grosses têtes à la fois, Sandecker avait accepté avec plaisir.

Trout semblait constamment perdu dans ses pensées. Comme il en avait l’habitude, il parla en baissant la tête et, bien que portant des verres de contact, leva les yeux comme pour regarder par-dessus des lunettes. Parlant avec l’accent nasal de Cape Cod, il répondit :

— Il y a des semaines qu’elle essaie d’obtenir un rendez-vous avec un savant du Musée national anthropologique de Mexico. Le type ne pouvait pas changer la date alors je nous représente tous les deux.

Sandecker avait pris place près d’un grand écran de rétroprojection relié à l’ordinateur de Yaeger. Il fit un signe à ce dernier et, une seconde plus tard, une carte du nord-ouest de l’Afrique apparut sur l’écran. Indiquant le Maroc en utilisant son cigare Managua éteint pour montrer une flèche rouge clignotante, Sandecker commença :

— Tout le monde ici a entendu parler de l’attaque sur la personne du Dr Kirov et la disparition de son expédition. (Il se tourna vers Austin et Zavala.) Kurt, pendant que vous et Zavala récupériez, deux autres expéditions ont disparu.

Lui emboîtant le pas, Yaeger projeta une carte du monde. Il montra trois flèches rouges clignotantes.

— L’organisation de M. Quinn a perdu un groupe ici, en Chine. Deux scientifiques et leur guide ont disparu en Inde. Celui-ci, c’est celui du Maroc.

— Merci, Hiram, dit Sandecker. Docteur Danvers, pouvez-vous nous parler de votre organisation ?

— J’en serai ravi, répondit Danvers en se levant. (Sa voix élégante portait encore l’empreinte de son école chic pseudobritannique.) Le Conseil mondial d’Archéologie à Washington est un office centralisateur d’informations concernant la communauté archéologique du monde. Il y a sans cesse des dizaines de projets en cours de réalisation un peu partout, dit-il en montrant la carte. Ils sont sponsorisés par des fondations, des universités, des entités gouvernementales, voire une combinaison des trois. Notre travail consiste à collecter toutes ces informations et à les leur redistribuer, à mesure des besoins, en quantités contrôlées.

— Pouvez-vous nous donner un exemple spécifique ? demanda Sandecker. Danvers réfléchit un instant.

— L’un de nos membres, un universitaire dans le cas précis, a récemment désiré effectuer un travail en Ouzbékistan. Grâce à un appel à nos banques de données, nous avons pu lui indiquer tout le travail passé, actuel et futur dans ce pays, lui donner tous les articles publiés ces dernières années, les bibliographies des livres de référence et les noms des experts dans ce domaine particulier. Et nous disposons de cartes, d’informations sur la logistique telle que politiques locales, sources de main-d’ouvre, transports, conditions des routes, du temps, etc. Sandecker le coupa.

— Avez-vous aussi des données sur les expéditions qui ont disparu ?

— Eh bien... (Danvers fronça ses épais sourcils) pas vraiment. Il appartient aux divers membres de fournir le matériau. Comme je vous l’ai dit, nous rassemblons et dispatchons. Notre matériau est essentiellement académique. Dans l’exemple de l’Ouzbékistan, il n’y a aucune mention de disparition sauf si l’université s’en charge. Peut-être en faisant savoir qu’une partie du territoire peut se révéler dangereux. D’un autre côté, l’information existe peut-être, dispersée dans les banques de données, mais il faudrait rassembler tout cela, ce qui représenterait un travail monumental.

— Je comprends, dit Sandecker. Hiram, pouvez-vous nous aider dans ce domaine ?

Yaeger pianota de nouveau le clavier. L’une après l’autre, des flèches rouges se mirent à clignoter sur divers continents. Il avait ajouté une douzaine de nouveaux sites aux trois figurant déjà sur la carte.

— Tout ceci représente des expéditions qui ont disparu au cours des dix dernières années.

Les narines de Danvers frémirent comme s’il respirait une mauvaise odeur.

— Impossible ! dit-il. Où avez-vous trouvé des informations vous permettant de faire une affirmation aussi grotesque ? Yaeger haussa les épaules.

— Dans les dossiers de votre organisation.

— Ceci ne peut pas être ! affirma Danvers. Il faut être membre du CMA pour accéder à notre banque de données. Et beaucoup de ces informations sont protégées. Même les membres ne peuvent aller d’un dossier à l’autre. Ils doivent y être autorisés et donner leurs noms de code.

Ce n’était pas la première fois que Yaeger entendait quelqu’un suggérer que ses bêtes électroniques pouvaient à peine marcher alors qu’en réalité, elles couraient plus vite que les autres. Et il avait appris depuis longtemps à ne pas discuter. Il se contenta de sourire.

Regardant les flèches qui clignotaient joyeusement sur la carte, Sandecker intervint.

— Je pense que nous sommes tous d’accord sur le fait que tout ceci dépasse le terrain des coïncidences.

Danvers était encore abasourdi de ce que sa base de données ait pu être violée par un homme qui ressemblait à un des acteurs de Haïr.

— Ça le dépasse de beaucoup, en effet, dit-il en faisant de son mieux pour préserver sa dignité.

— Mes excuses les plus sincères, docteur Danvers, dit Sandecker. La première fois que j’ai entendu parler de l’incident marocain, j’ai demandé à Hiram de chercher des cas semblables dans les articles de presse et de les vérifier par tout autre moyen disponible. Qu’il ait choisi votre organisation pour s’introduire de force dans le cyberespace ne fait que prouver l’importance du CMA. Mais je crains cependant que l’information soit pire encore.

Yaeger avait suivi la conversation et intervint.

— J’ai juste jeté un coup d’œil sur les histoires archéologiques qui paraissent dans tous les journaux importants. Je les ai comparées à vos dossiers puis j’ai affiné la recherche en séparant le bon grain de l’ivraie. Pour les cinq dernières années, ça n’a pas été facile. Et ça l’a été encore moins quand je suis remonté à l’époque où l’on n’avait pas d’ordinateur. Cette étude n’est pas complète, mais ce qui y figure est assez sérieusement documenté. J’ai éliminé toutes les expéditions dont on n’a pas retrouvé les corps et celles qui ont été anéanties par des catastrophes naturelles.

Il cliqua sur la souris. Danvers parut avoir le souffle coupé. La carte était illuminée comme une publicité de Times Square. Des dizaines de petites flèches clignotaient sur tous les continents. Quin eut une réaction de colère.

— C’est dingue ! dit-il. Nous ne jouons pas à Indiana Jones, nom de Dieu ! Des fouilles archéologiques ne disparaissent pas de la face du monde sans que personne ne le sache !

— Vous avez mis le doigt dessus, monsieur Quinn, dit calmement Sandecker. Nous aussi avons été étonnés du nombre d’expéditions qui ont tout simplement disparu comme ça. Le public n’est pas indifférent à ces événements, mais les incidents s’étendent sur des dizaines d’années et il fut un temps où les explorateurs disparais- saient pendant des années sans que cela intéresse personne. Et parfois même de façon permanente. Saurions-nous ce qui est arrivé au Dr Livingstone si l’intrépide Stanley n’était parti à sa recherche ?

— Mais vous avez parlé d’articles de journaux ? dit Quinn.

— D’après ce qu’Hiram m’a expliqué, répondit Sandecker, il arrive que quelqu’un ayant à traiter un sujet important et disposant de sources comme le New York Times cherche dans ses archives et trouve un événement semblable qu’il compare à un incident récent. Quand une énorme publicité est attachée à l’événement, comme par exemple en 1936, la disparition d’une équipe du National Géographie en Sardaigne, l’incident est simplement attribué à des bandits ou à la malchance. Nous pouvons en écarter un certain nombre. Les inondations et les éruptions volcaniques, par exemple. Ce que je trouve dérangeant, poursuivit-il après une pause, c’est que ces incidents ont tendance à se multiplier.

Toujours peu convaincu, Austin se pencha et regarda intensément la carte.

— Les communications sont infiniment plus efficaces qu’à l’époque de Stanley, dit-il. Est-ce que cela pourrait avoir quelque chose de commun avec ces disparitions ?

— J’ai mis cela dans l’équation, Kurt, dit Yaeger. La courbe est quand même ascendante.

Rudi Gunn enleva ses lunettes à monture d’écaillé et en mordilla pensivement une branche.

— Ça me rappelle un film que j’ai vu, dit-il. Ça s’appelait Quelqu’un est en train de tuer les Grands Chefs de l’Europe.

— Sauf qu’ici, il ne s’agit pas de chefs et que les incidents ne se limitent pas à un seul continent, remarqua Sandecker. Si l’expérience du Dr Kirov est un exemple convenable, quelqu’un est en train de tuer les grands archéologues du monde.

Danvers s’appuya au dossier de son siège, son visage généralement rougeaud aussi pâle que du plâtre.

— Seigneur, murmura-t-il d’une voix rauque. Mais que peut-il bien se passer ?

— En effet, que peut-il se passer, reprit Sandecker. J’ai demandé à Hiram de codifier les éléments communs à toutes ces disparitions. En surface, rien ne s’est présenté. Les expéditions étaient toutes incroyablement diverses. Sur le nombre des participants, d’abord, allant de trois à plus de vingt personnes. Elles étaient organisées par une vaste gamme d’organisations ou d’individus. Il y avait bien, cependant, des dénominateurs communs... Ce que la police appelle le modus operandi était le même dans tous les cas antérieurs au Maroc. Les expéditions ont tout simplement disparu. L’expérience du Dr Kirov a été traumatisante, mais ce fut peut-être un coup de chance pour la suite des événements si cela nous permet d’éviter des désastres semblables. Nous savons que ces expéditions ne se sont pas désintégrées toutes seules. Elles ont été anéanties par des équipes d’assassins entraînés.

— Des Thughis, dit calmement Gunn.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Quinn.

— C’est de là que vient notre mot thug[15] qui veut dire « voleur » en hindi. Ils appellent ainsi les adorateurs de Kali, la déesse indienne. Ils infiltraient les caravanes, étranglaient les gens la nuit, cachaient leurs cadavres et volaient leurs biens. Les Anglais ont fait cesser ce culte dans les années 1800 et la plupart des adeptes l’abandonnèrent en effet. Une de ces disparitions, parmi les dernières, est survenue en Inde.

Ceux qui connaissaient Gunn ne s’étonnèrent pas de l’entendre énoncer ce genre de renseignement secret. Gunn était un vrai génie. Major de sa promotion à l’Académie navale, l’ancien commandant avait un poste important au ministère de la Marine. Il était diplômé en chimie, en économie et en océanographie, mais avait préféré les sciences sous-marines à celles de la guerre. Il servait dans les sous-marins en tant que second de Sandecker et, quand l’amiral avait démissionné de la marine pour créer la NUMA, Gunn l’avait suivi. En compilant les rapports et en cherchant sans cesse à se cultiver, il avait absorbé une somme énorme de connaissances et lu des centaines de livres.

— J’ai vérifié, dit Yaeger. Les Ninjas et les haschâschîn aussi. Vous avez raison, il y a des similitudes.

Sandecker ne rejeta pas complètement la suggestion.

— L’idée d’une société secrète d’assassins est certes intéressante, admit-il. Mettons-la de côté un moment, le temps de parler de cet autre élément commun. Pour autant que nous le sachions, toutes les expéditions assassinées au cours des récentes années avaient paraît-il trouvé des objets d’art précolombiens dans des lieux où ils n’auraient pas dû être. Selon les découvertes d’Hiram, toutes étaient ou moins subventionnées par Time-Quest. L’un d’entre nous, messieurs, sait-il quelque chose sur cette organisation ?

— Bien sûr, dit Quinn. Notre Fondation a utilisé leurs services assez souvent. Pour autant que je sache, ils sont tout à fait respectables. Vous trouverez leurs pubs dans tous les magazines d’archéologie. Ils ont la réputation d’être très généreux dans leurs subventions. Ils peuvent financer votre expédition si elle leur plaît. Mieux encore, ils vous enverront des volontaires, des gens qui paient pour le plaisir de creuser. Ils ont des liens avec nombre d’associations pour l’environnement et d’organisations de retraités. Comme je vous le disais, ils sont réglo.

Danvers parut s’éveiller en sursaut d’un sommeil profond.

— Oui, je suis d’accord. Beaucoup de nos clients sont passés par Time-Quest. Nous avons un dossier sur eux, si ça peut vous être utile.

— J’ai déjà enquêté sur eux, dit Yaeger. J’ai cherché des infos ailleurs, aussi. Listes des sociétés à but non lucratif, agences nationales et fédérales qui s’occupent de ces sociétés. Relevés bancaires, Internet. Ils ont un site impressionnant sur le Web. Leur quartier général est à San Antonio. Le conseil d’administration est composé de gens nationalement connus.

Austin fronça les sourcils.

— Des gens pleins de bonnes intentions ont souvent, sans le savoir, prêté leur nom à des extrémistes de droite ou de gauche pour organiser des crimes en pensant soutenir une bonne cause.

— Bien dit, Kurt, acquiesça Sandecker. Hiram, avez-vous quelque chose montrant que Time-Quest sert d’écran à des extrémistes ? Yaeger fit non de la tête.

— Toutes les données affirment que Time-Quest est clean.

— Vous n’avez donc rien trouvé qui sorte de l’ordinaire ? insista Sandecker.

Son oreille exercée avait détecté une légère réticence dans la voix de Yaeger.

— Je n’ai pas dit ça, amiral. Il y a une tonne de renseignements disponibles sur l’organisation principale, mais ils viennent surtout d’articles de presse qui ne nous apprennent vraiment pas grand-chose. Quand j’ai essayé d’aller au-delà de la surface, je n’ai plus rien trouvé.

— Ils bloquent l’accès ?

— C’est ce qui cloche. Pas vraiment. C’est plus sophistiqué que ça. Quand l’accès est bloqué, c’est comme ne pas avoir de clef pour entrer dans une pièce. Moi, j’ai eu la clef, mais quand je suis entré dans la pièce, elle était dans l’obscurité et je ne pouvais pas tourner l’interrupteur.

— Si votre meute électronique n’a pas pu suivre la piste jusqu’au bout, ça doit être en effet sacrement sophistiqué. Mais votre travail nous apprend cependant quelque chose. L’organisation n’éteindrait pas ses lumières si elle n’avait pas quelque chose à cacher.

Nina, qui était restée silencieuse pendant toute la présentation, dit soudain :

— Gonzalez !

— Je vous demande pardon ? dit Sandecker.

— Je réfléchissais à ce que le commandant Gunn avait dit des Thughis. Il y avait un homme appelé Gonzalez dans notre expédition. J’en ai parlé à MM. Austin et Zavala. Il venait grâce à Time-Quest. Il était... il était bizarre.

— De quelle façon, docteur Kirov ?

— C’est difficile à dire. Il était extrêmement obséquieux. Et toujours partout à regarder par-dessus votre épaule. Quand quelqu’un lui demandait d’où il venait, il racontait toujours la même histoire. Il ne variait jamais. Il devenait évasif quand on voulait des détails. Par exemple, le dernier jour, quand je l’ai questionné à propos de l’étranger à qui il avait parlé... (Elle se tut et fronça pensivement les sourcils.) Je pense que ça avait un rapport avec l’attaque.

— J’ai lu ce détail dans votre rapport, dit Sandecker. Ce Gonzalez a-t-il été tué avec les autres ?

— Je le suppose. Il y avait une grande confusion. Il a disparu en même temps que tout le monde, alors...

— Nous vérifierons lors de l’identification des corps exhumés autour des fouilles, et s’il ne figure pas parmi eux, Hiram cherchera sa trace.

— Une question, dit Austin. Time-Quest était en rapport avec toutes les expéditions qui ont disparu ces dernières années, mais est-ce que certaines de ces expéditions sont rentrées saines et sauves ?

— Je vais vous répondre, dit Sandecker. Oui. Il y a eu de nombreuses expéditions au cours desquelles les plus gros accidents furent des coups de soleil. De nouveau, celles qui ont disparu ont toutes fait savoir qu’elles avaient fait des trouvailles inhabituelles et, dans certains cas plus spécifiques, la preuve de contacts précolombiens. Qu’en concluez-vous, docteur Danvers ?

— La communauté archéologique examinerait certainement de telles affirmations avec le plus grand scepticisme, répondit Danvers. Mais dire qu’elles ont pu entraîner des meurtres, eh bien, je ne sais que penser. Il ne pourrait sûrement pas s’agir d’une série de coïncidences, aussi invraisemblable que cela puisse paraître ? Nina secoua la tête.

— Il est aussi improbable qu’il s’agisse d’une coïncidence que la statue précolombienne que j’ai retrouvée détruite. Et que la preuve de son existence effacée de la banque de données de l’université. Comment cela a-t-il pu se faire ? demanda-t-elle à Yaeger.

— Ça n’a rien de difficile quand on sait comment faire, dit-il en haussant les épaules. Sandecker regarda à nouveau sa montre.

— Nous avons fait tout ce que nous pouvions faire ici pour l’instant. Je voudrais vous remercier d’être venus, messieurs et vous, docteur Kirov. Nous discuterons de notre prochaine action et vous tiendrons au courant de nos progrès.

Tandis que la réunion s’achevait, Kurt alla parler à Nina.

— Allez-vous rester à Washington ?

— Je crains que non. Je dois partir tout de suite pour commencer à travailler sur un nouveau projet.

— Eh bien...

— On ne sait jamais, il se peut que nous travaillions ensemble un de ces jours.

Austin respira le vague parfum de lavande émanant des cheveux de Nina et se demanda s’ils seraient capables d’un vrai travail.

— Cela se fera peut-être. Zavala s’approcha.

— Désolé de vous interrompre. Sandecker veut nous voir dans son bureau.

Austin dit à regret au revoir à Nina, suivit les autres dans l’antre de l’amiral et s’assit dans l’un des confortables fauteuils de cuir. Sandecker était derrière son bureau. S’appuyant au dossier de son fauteuil pivotant, il tira plusieurs fois sur son cigare géant qu’il avait enfin allumé. Il allait ouvrir la discussion quand son regard tomba sur Zavala qui tirait sur le même barreau de chaise. Sandecker ignorait fort peu des choses qui se passaient dans le monde, mais l’un des mystères les plus irritants et les plus intolérables de sa vie était relié à l’humidificateur posé sur son bureau. Depuis des années, il essayait de comprendre comment Al Giordino piquait des cigares dans son coffret sans jamais se faire prendre.

Sandecker transperça Zavala d’un regard aigu.

— Avez-vous rencontré Giordino ? demanda-t-il.

— Dans l’ascenseur. Pitt et lui partaient sur un projet en Antarctique, répondit Zavala avec une innocence angélique. Nous avons bavardé brièvement sur les affaires de la NUMA.

Sandecker se racla calmement la gorge. Il n’avait jamais rien dit à Giordino et se garderait bien de donner à Zavala la satisfaction de savoir qu’il était irrité ou démonté.

— Certains d’entre vous doivent se demander pourquoi une agence dont la vocation est l’océan et ce qui s’y trouve peut se trouver impliquée dans les problèmes d’une poignée de fouilleurs de pierres du désert, dit-il. La raison principale est que la NUMA a la meilleure capacité du monde pour le renseignement. On atteint ces sites par la mer ou par des rivières qui se jettent dans la mer, donc, techniquement, nous avons autorité pour nous en occuper. Eh bien, messieurs, une idée ?

Austin, qui avait observé la bataille des cigares avec intérêt, réfléchit à la question de l’amiral.

— Reprenons ce que nous savons. Il y a un schéma à toutes ces disparitions, dit-il en comptant sur ses doigts chaque nouvel argument. Les gens ne disparaissent pas, mais sont assassinés par des tueurs bien organisés et bien équipés. Les expéditions ont toutes un lien avec une boîte appelée Time-Quest qui semble avoir quelque chose à cacher.

Yaeger intervint.

— Se peut-il qu’ils cachent seulement des actifs aux impôts et que cela n’ait rien à voir avec les meurtres ?

— On pourrait découvrir que c’est le cas, dit Sandecker, c’est pourquoi je souhaite que vous poursuiviez vos recherches. Explorez tous les angles possibles.

— Avez-vous trouvé quelque chose menant à l’hovercraft[16] qui a essayé d’enlever le Dr Kirov ? demanda Zavala.

— J’ai eu un peu plus de chance, dit Yaeger. D’après votre description, j’en ai conclu que le fabricant était une firme anglaise appelée Griffon Hovercraft Ltd. Seulement on en a fabriqué des tas du modèle que vous avez décrit. Celui-ci est spécialement intéressant. Il s’appelle le type L.C.A.C.

— Jargon naval pour « Landing Craft Air Cushion », si je ne me trompe, dit Gunn.

— C’est exact. C’est la version gonflée d’un modèle commercial. Vingt-six mètres de long. Deux hélices et quatre turbines à gaz qui lui permettent d’atteindre les quarante nœuds avec charge utile. Il est armé de mitraillettes de calibre 50, de lance-grenades et d’une mitraillette M-60. Nous en avons quelques-uns dans l’US Navy.

— Pourquoi n’ont-ils pas utilisé leurs armes pour arrêter le Dr Kirov ? s’étonna Zavala.

— À mon avis, parce qu’ils ont eu peur qu’on retrouve son corps. On aurait posé des questions. Ont-ils reçu des commandes de sociétés privées ? demanda Austin à Yaeger.

— Une seule. D’une boîte de San Antonio. Austin se pencha.

— C’est bien là que se trouve le quartier général de Time-Quest ?

— Exact, reconnut Yaeger. C’est peut-être une coïncidence. L’hovercraft appartient à une société d’exportation de pétrole, mais elle pourrait n’être qu’une des nombreuses sociétés écrans. Je vais prendre un moment pour voir si elles sont liées. C’est un peu négligent de leur part de nous laisser une chance de les relier.

— Pas vraiment, dit Austin. Ils ne pensaient pas qu’il puisse y avoir de témoin. S’ils avaient réussi leur attaque contre le Dr Kirov, personne n’aurait rien su des tueurs. Les gens du Nereus ont bien remarqué l’hovercraft mais ils étaient trop loin pour voir s’il servait à un assaut et des voies de fait.

— Kurt a raison, Hiram, dit Sandecker. J’aimerais que vous exploriez un peu cette piste de San Antonio. Quelqu’un a-t-il une autre action directe à proposer ?

— Oui, dit Austin. J’ai réfléchi. Nous pourrons peut-être les faire venir à nous. Le point commun de ces incidents est l’angle précolombien. Supposons que nous mettions au point une expédition archéologique et que nous fassions savoir à Time-Quest que nous avons trouvé quelque chose de précolombien ?

— Ensuite, on met nos gilets pare-balles et on voit ce qui se passe, dit Zavala. (Il tira sur son cigare comme Diamond Jim Brady.) Une arnaque. C’est brillant !

Sandecker leva un sourcil.

— L’esprit de Zavala mis à part ; comment nous y prendrions-nous pour faire ça ? demanda-t-il. Ça prendrait des semaines, peut-être même des mois pour l’organiser, n’est-ce pas, Rudi ?

— J’en ai peur, monsieur. Il y aurait un tas de choses à mettre au point.

Austin ne comprenait pas pourquoi Gunn semblait si amusé par sa proposition et il ne put empêcher l’irritation de paraître dans sa voix en répondant :

— Peut-être que si on essaie sérieusement, on peut accélérer le processus d’une façon ou d’une autre.

— Inutile de partir ventre à terre, mon ami, dit Sandecker en découvrant ses dents de requin en un sourire satisfait. Pendant que Joe et vous vous la couliez douce, Rudi, Hiram et moi avons planché sur la même idée et avons commencé à faire bouger les choses. Tout est en place. Pour des raisons d’urgence et pour simplifier la logistique, nous nous sommes décidés pour le sud-ouest américain. L’appât sera un objet de l’Ancien Monde trouvé sur le sol américain. Cela devrait attirer l’attention de quelqu’un. Considérez qu’il s’agit d’un boulot pour l’équipe des missions spéciales de la NUMA.

— Boulot accepté, dit Austin. Et Gamay ?

— Il serait difficile d’expliquer la présence d’une biologiste de marine en plein désert, dit l’amiral. Je ne vois aucune raison de Péloigner de son travail au Yucatân. Faites-lui savoir ce que nous allons faire. Si nous avons besoin d’elle, elle peut se rendre disponible en quelques heures. Elle a travaillé très dur, ces temps-ci. Elle est probablement en train de profiter du soleil des tropiques sur les plages de Cozumel ou de Cancûn pendant que je vous parle.

Zavala prit une longue bouffée de son cigare et souffla un rond de fumée.

— Il y a des gens qui ont toutes les chances, dit-il.